Dans notre relation au monde, il y a « résonance », selon Hartmut Rosa qui consacre un opus au sujet, et dont j’ai parlé ICI et ICI, quand il y a une « corde vibrante » qui marche dans les deux sens entre moi et le monde.
Et ce qui fait que ça « vibre » passe par un intermédiaire que Hartmut Rosa appelle « axe de résonance ».
Cet intermédiaire peut être une autre personne (je vibre dans ma relation à l’autre, avec ma famille, mes amis), c’est l’axe de résonance horizontal. Cela peut être aussi une inspiration (par exemple la religion), c’est l’axe de résonance vertical. Quant à « l’axe diagonal », c’est celui qui passe par les objets : ce sont des objets avec lesquels nous avons une relation de résonance : ce pullover que nous portons souvent, notre ordinateur, notre mobylette. Ce sont ces objets qui entrent en nous et nous transforment.
Mais cette relation aux objets peut aussi faire l’objet d’un dérèglement, caractéristique de l’époque moderne : « Un monde marqué par le remplacement incessant et accéléré des surfaces matérielles (sols et papiers peints, cuisines et salles de bain, vêtements et outils, véhicules et médias) nous contraint véritablement à nous rendre étrangers aux choses : les choses ne doivent pas nous toucher, sans quoi nous ne pourrions plus les jeter ni les changer, et elles ne parviennent plus à nous toucher, car nous n’avons plus suffisamment de temps pour les assimiler – surtout quand ces « objets aimés » sont des appareils de haute technologie que nous n’arrivons pas à maîtriser tout à fait ».
Ces remarques résonnent particulièrement, c’est le cas de le dire, en constatant aujourd’hui la furie des achats de vêtements de la « fast fashion » : Une étude récente a montré que les achats neufs de vêtements, chaussures, linges de maison, ont atteint un record en France en 2024, avec en moyenne 42 articles d’habillement par personne.
L’Assemblée Nationale a même consacré un rapport à ce phénomène, pour apporter des réponses législatives afin de freiner ce qui est appelé « l’obsolescence émotionnelle » (on estime qu’un tiers seulement des vêtements en fin de vie le sont compte tenu de leur usure ou de leur détérioration).
Ce phénomène, c’est aussi ce qui distingue l’achat de la consommation en tant que telle. Ce qui résonne pour moi avec un objet, une paire de skis, ou une planche de surf, c’est de m’en servir, de sentir la neige, de vivre la vitesse sur la planche de surf. Mais l’acte d’achat tout seul, ce n’est pas exactement la même chose. Or, on constate que, dans nos sociétés d’abondance, on achète chaque année toujours plus de livres, de supports musicaux, de raquettes de tennis et de pianos, mais on les lit, les écoute, s’en sert et en joue de moins en mois.
Alors que l’acquisition de marchandises peut nous griser, en promettant une amélioration de notre qualité de vie par la perspective d’étendre notre accès au monde (explorer la mer par la planche de surf, de braver la neige et les montagnes avec les skis), elle est aussi le signe d’une relation muette au monde : « Cette volonté de disposer des choses et de les dominer finit, lorsqu’elle devient un absolu, par ruiner la possibilité même de leur donner la parole. Certes, nous disposons des marchandises et des possibilités qu’elles nous ouvrent, mais elles ne nous répondent pas ».
Il y a dans l’achat une « promesse de résonance », qui nous fait espérer nous approprier un fragment du monde, et une forme intense de relation au monde. Mais cette promesse est déçue, car elle ne garantit aucune « assimilation ». C’est seulement la vague, et non l’achat de la planche de surf elle-même, qui procurera (et pas toujours) cette « assimilation ».
C’est le contact qui fait la résonance.
Pourrons nous sortir du monde muet en achetant moins et en consommant plus ?
Où seront nos madeleines de Proust demain ?

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