• Qu’est-ce qui permet de manager correctement ? Les tableaux de bord, ou le contact permanent avec le « terrain » (l’usine, les travailleurs, les vrais, l’atelier, les chantiers) ?

    C’est le dilemme du dirigeant d’une entreprise de main d’œuvre, où le « terrain » en question est assez loin des bureaux du Siège à Paris, entre cadres dirigeants plus près des tableaux de bord.

    Alors, pour éviter les discussions de tableaux de bord, et les échanges trop intellectuels, les membres du Comité de Direction sont invités à faire des « tournées » sur ce terrain, à être attentifs à ce qui se passe vraiment, aux incidents, et dysfonctionnements. Certains appelleront ça des « anecdotes », terme péjoratif à leurs yeux, pour pouvoir retourner à ces chers tableaux de bord.

    Cette contradiction entre le travail manuel, industriel, et le travail intellectuel (le « travail de bureau » diront certains) est bien cerné dans le livre populaire de Matthew B. Crawford, « Eloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail ».

    Il consacre justement un chapitre à ce qu’il appelle « Les contradictions du travail de bureau ».

    Prenons la relation entre un mécanicien ajusteur et son contremaître :  » L’ajusteur accomplit son travail et laisse son supérieur hiérarchique juger du résultat. Supposons que ce dernier tire son micromètre de sa poche et entreprenne de vérifier si la pièce fabriquée est aux normes. Si ce n’est pas le cas, le contremaître communique son irritation à son subordonné en lui jetant un regard mauvais ou en le traitant de noms d’oiseaux. Il se peut que l’ajusteur n’ait pas bien lu le graphique, ou bien qu’il n’ait pas positionné correctement la pièce dans la machine-outil, ou encore qu’il ait dévié du tracé au moment de la découpe; ou peut-être qu’il ne sait tout simplement pas utiliser son propre micromètre. Quoi qu’il en soit, la pièce défectueuse est maintenant posée sur un banc entre les deux hommes, et il est probable qu’elle constitue le point focal de leur conversation ».

    Rien à voir avec le travail du manager vis-à-vis de ses subordonnés et des collaborateurs de l’entreprise. Il est dans une relation plus « immatérielle », comme un « ingénieur des âmes humaines ».

    Dans ce cas, le manager devient une espèce de thérapeute.

    « Le manager est constamment invité à manifester sa profonde sollicitude personnelle à l’égard des ses subordonnés (to care) et à leur faire miroiter la possibilité d’une expérience de « transformation personnelle, il n’est plus un patron mais un mélange de thérapeute et de gourou ».

    C’est ainsi que pour Matthew B. Crawford, « le travail de bureau requiert un type de subjectivité adaptée au travail en équipe et reposant sur des habitudes de flexibilité partagée plutôt que sur la force du caractère individuel ».

    Il est vrai que dans une équipe de bureaux qui développent un produit, entre ceux qui font le design, ceux du Marketing, ceux du pricing, ceux de la distribution, etc, si le produit ne marche pas, on aura du mal à identifier qui, précisément, est la cause de l’échec. Ce sera plutôt une responsabilité collective, ou pire, la faute à personne.

    C’est ainsi qu’une bonne partie du travail du manager consistera à « interpréter et réinterpréter des évènements qui définissent une réalité au sein de laquelle il est difficile d’attribuer la faute de quoi que ce soit à qui que ce soit, et surtout pas à soi-même ». Voilà une situation qui stimule une fonction importante du manager : « L’art de parler pour ne rien dire ».

    C’est pourquoi l’art du management diffère de celui du contremaître et des responsables de terrain. Matthew B. Crawford enfonce le clou :

    « La préoccupation prioritaire du management est le maintien du consensus et la prévention des conflits, et tout le monde se sent dès lors obligé de marcher sur des œufs. A partir du moment où vous ne pouvez pas faire appel au verdict du fil à plomb, les ateliers de formation aux relations humaines deviennent une nécessité ».

    Pour arriver à vivre ces dilemmes, il n’est peut-être pas si mal de sortir des tableaux de bord, et de faire ces « tournées ». Et de se mettre parfois à la place des contremaîtres qui ne fonctionnent pas comme les managers du travail de bureau.

  • Un comex, un Comité de Direction, à quoi cela sert-il pour un dirigeant?

    Et notamment, comment l’animer, le faire fonctionner?

    Voilà une question que les dirigeants se posent quand ils créent leur Comex, et qu’ils réfléchissent à son fonctionnement.

    Dans ses mémoires de guerre, le Général de Gaulle évoque une décision qu’il prend, par ordonnance, le 24 septembre 1941 :

    « Par ordonnance du 24 septembre 1941, j’instituai le Comité national ».

    Car, en homme seul depuis son appel du 18 juin 1940, et rassemblant ce qu’il appelle « la France combattante », il éprouve ce besoin de créer un tel Comité :

    « Dès lors que le champ d’action allait s’élargissant, il me fallait placer à la tête de l’entreprise un organisme adéquat. De Gaulle ne pouvait plus suffire à tout diriger. Le nombre et la dimension des problèmes exigeaient qu’avant de décider fussent confrontés les points de vue et compétences ».

    Principe de l’intelligence collective : écouter et débattre avant de décider.

    Et aussi :

    « Les mesures d’exécution devaient être décentralisées ».

    Une fois décidé, c’est sur le terrain que seront traités le quoi et le comment pour l’exécution.

    Mais « jamais aucune mesure importante ne fut prise sans que le Comité ait eu à en délibérer ».

    Et alors, ce Comité, il marche comment, Général?

    « J’ai toujours trouvé dans le Comité National en tant qu’organe collectif ainsi qu’en chacun de ses membres une aide précieuse et un concours loyal. Sans doute, demeurais-je obligé de connaître personnellement de tout ce qui valait la peine. Mais la charge m’était moins lourde du fait que des hommes de valeur m’assistaient et m’entouraient ».

    Et Comment se passent les débats quand il y a désaccords ?

    « J’ai pu rencontrer souvent chez ces collaborateurs, non certes des oppositions, mais bien des objections, voire des contradictions, à mes desseins et à mes actes. Dans les moments difficiles, où j’inclinais d’habitude vers les solutions vigoureuses, plusieurs membres du Comité penchaient vers l’accommodement. Mais, à tout prendre, c’était bien ainsi ».

    Et ça se termine comment?

    « En dernier ressort, d’ailleurs, après m’avoir éclairé, aucun commissaire national ne contestait mon arbitrage ».

    Car le Comité est donc celui qui éclaire, mais c’est le dirigeant qui fait l’arbitrage.

    Et la responsabilité du chef reste entière à la fin :

    « Si, en effet, les opinions pouvaient être partagées ma responsabilité n’en demeurait pas moins entière. Dans la lutte pour la libération, c’était toujours, en définitive, le pauvre moi qui répondait de tout ».

    Une leçon d’intelligence collective et de responsabilité du chef qui, in fine, décide seul.

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  • Vous débarquez dans une nouvelle aventure, mais vous n’avez pas de réseau; il faut le construire, et bien le sélectionner pour donner de l’ampleur à votre initiative.

    C’est l’histoire du général De Gaulle qu’il relate dans ses « Mémoires de guerre », que je lis en cette rentrée.

    Il sera celui qui refuse d’accepter l’armistice signé par le Maréchal Pétain, et il part à Londres dès son annonce, avec son appel du 18 juin diffusé par la BBC.

     » A 18 heures, je lus au micro le texte que l’on connaît. A mesure que s’envolaient les mots irrévocables, je sentais en moi même se terminer une vie, celle que j’avais menée dans le cadre d’une France solide et d’une indivisible armée. A quarante-neuf ans, j’entrais dans l’aventure, comme un homme que le destin jetait hors de toutes les séries ».

    Oui, mais après ?

     » Le 13 juillet, je me risquai à annoncer : Français ! Sachez le ! Vous avez encore une armée de combat ».

    Et cela commence :

    « Fin juillet, le total de nos effectifs atteignait à peine 7000 hommes. C’était là tout ce que nous pourrions recruter en Grande-Bretagne même, ceux des éléments militaires français qui n’avaient pas rallié étant, maintenant, rapatriés. A grand-peine, nous récupérions les armes et le matériel qu’ils avaient laissés sur place et dont, souvent, s’étaient emparés, soit les Anglais, soit d’autres alliés ».

    Et ce premier réseau est constitué de « gens résolus » :

    « Ceux-ci étaient, en effet, de cette forte espèce à laquelle devaient appartenir les combattants de la résistance française, où qu’ils aient pu se trouver. Goût du risque et de l’aventure poussée jusqu’à l’amour de l’art, mépris pour les veules et les indifférents, propension à la mélancolie et, par là même, aux querelles pendant les périodes sans danger, faisant place dans l’action à une ardente cohésion, fierté nationale aiguisée jusqu’à l’extrême par le malheur de la patrie et le contact d’alliés bien pourvus, par-dessus tout confiance souveraine en la force et en la ruse de leur propre conjuration, tels furent les traits psychologiques de cette élite partie de rien et qui devait, peu à peu, grandir au point d’entraîner derrière elle toute la nation et tout l’Empire ».

    Le début d’une grande histoire….

  • J’ai déjà parlé ICI et ICI de Hartmut Rosa et de son analyse de ce qu’il appelle « résonance », c’est-à-dire de notre relation au monde.

    C’est comme une corde vibrante qui se crée entre soi et le monde.

    Un des axes de résonance, c’est ce qu’il appelle un « axe vertical », où la résonance vient d’une relation particulière et verticale avec le monde, comme une inspiration, un monde inspiré.

    Parmi ces axes verticaux, qui offrent l’expérience d’un lien constitutif avec une puissance supérieure qui embrasse l’existence tout entière, il évoque l’histoire.

    Ce qui fait la résonance, ce sont ces moments de l’histoire qu’on appellera « évènements de l’histoire mondiale », ou « riches heures du monde », ces moments où se fait sentir « le souffle de l’histoire ».

    Dans cette conception, qui s’est développée depuis le XVIIIème et le XIXème siècle, l’histoire n’est plus une suite d’histoires qui ont eu lieu, comme une toile de fond, mais un « mouvement » dont il s’agit de comprendre la voix ou l’appel.

    Les points de contact où les sujets modernes que nous sommes sont saisis par la force de l’histoire, ce sont ce qu’on appellera les « temps historiques » et les « lieux historiques ».

    Ce sont ces moments où l’on sera submergés d’émotion sur le site de l’ancien camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, où tous ces lieux, Verdun, Stalingrad, Hiroshima, où le visiteur éprouve un bouleversement souvent inattendu, souvent en y répondant par des larmes.

    Même expérience de résonance sur des lieux de réussites historiques, où des lieux exceptionnels, comme les pyramides de Gizeh ou le temple d’Angkor Vat. Ce sont aussi tous les lieux qui furent le théâtre de grands évènements historiques, batailles, prises de décision, rencontres ou crimes de guerre.

    Hartmut Rosa y voit une relation intime : « La conscience d’un « ça s’est passé ici ! » semble offrir un accès intime à l’évènement, comme si le lieu ouvrait un tunnel temporel secret par lequel on pouvait relier différentes époques et percevoir le courant de l’histoire. Partout où le passé est vécu comme coprésent et connecté au présent et à l’avenir, il se produit une expérience authentique de l’histoire. La conscience du fait que c’est ici que les Romains ou les Celtes se sont baignés, ont célébré leurs fêtes ou livré des batailles semble donner un sens au présent ».

    Mais voilà, Hartmut Rosa constate aussi depuis la fin des années 90 une sorte d’extinction de la force résonante de l’histoire, que certains ont appelé « la fin de l’histoire ». Il cite Jean Baudrillard, dans son essai « L’an 2000 ne passera pas » : « Nous en sommes déjà au point où les évènements politiques, sociaux n’ont plus une énergie autonome suffisante pour nous émouvoir et donc se déroulent comme un film muet dont nous sommes non pas individuellement mais collectivement irresponsables. L’histoire prend fin là, et vous voyez de quelle façon : non pas faute de personnages, ni faute de violence (la violence, il y en aura toujours plus, mais il ne faut pas confondre la violence et l’histoire) ni faute d’évènements (des évènements, il y en aura toujours plus, grâces en soient rendues aux médias et à l’information !) mais par indifférence et stupéfaction ».

    Ce qui se perd, c’est précisément l’histoire comme espace de résonance. C’est, selon la théorie d’Hartmut Rosa, la conception moderne d’une histoire orientée et animée d’un mouvement propre qui a aujourd’hui atteint son point de rupture et fait place au retour de multiples récits d’histoire (sans liens entre elles), même si cela n’implique pas nécessairement une perte de la résonance historique en tant que telle.

    Mais cette capacité d’assimilation de sa propre biographie et de l’histoire collective qui la porte est pour l’auteur ce qui rend possible une vie réussie.

    Saurons nous encore aujourd’hui être capables de cette résonance avec l’histoire ?

    L’actualité est un bon moment pour y réfléchir.

  • Le langage courant trahit aussi des tendances de fond dans la société.

    Ainsi On constate une tendance générale dans les expressions orales d’écraser l’impératif sur l’indicatif, supposant ainsi l’ordre exécuté dans le temps même qu’il est proféré : « Corinne, tu sors de l’eau ! ».

    On écrase de même le futur sur le présent, en présumant la promesse tenue dans le temps même qu’elle est formulée : « Je vous appelle sans faute lundi ».

    Observant ces tournures de phrases, Renaud Camus, dans une de ses conférences retranscrites ICI, en déduit que «  Il ne s’agit jamais que d’œuvrer obscurément à un monde plus petit, plus étroit, moins divers, plus court, où affirmation de soi et affirmation de l’autre ne font qu’un, où la réponse avale la question, où nous sommes toujours plus serrés et mieux enserrés par les grosses ficelles d’une langue toujours plus pauvre, d’un vocabulaire toujours plus court, d’une syntaxe toujours plus chétive, les uns et les autres ne prétendant servir qu’à l’expression et n’offrant dès lors à la sensation, à la perception, à la réflexion, à l’invention, à tout l’expressible de vivre, que des instruments toujours plus grossiers ».

  • Pour l’entrepreneur, l’ambitieux, le risque, prendre des risques, oser, c’est le secret de l’audace et de la réussite.

    A l’inverse, la prudence, c’est le signe des faibles, ce ceux qui préfèrent le statu quo au changement.

    Et pourtant, il y a une version positive de la prudence que l’on oublie, celle des grecs, la « phronesis », que l’on pourrait assimiler à une forme de « prudence audacieuse ».

    C’est quoi, ça ?

    C’est l’objet du livre récent de Catherine Van Offelen, « Risquer la prudence – Une pratique de la sagesse antique ».

    Cette prudence « phronesis », c’est celle de la prudence avisée, active et aventurière, et non pas celle, que récuse l’auteur, de « l’invitation à rester chez soi ». Faire preuve de phronesis, c’est agir en faisant l’équilibre entre l’excès et le manque. On en trouve une description dans l’« Ethique à Nicomaque » d’Aristote. Elle est une forme de sagacité, qui s’acquiert avec le temps et l’expérience, comme une « sagesse pratique ».

    Cette attitude de prudence audacieuse est celle qui caractérise les grands hommes, capables, selon l’auteur, de « domestiquer l’invisible », comme César ou de Gaulle. Alors qu’aujourd’hui, on manque de ces profils, car « On préfère désormais les colibris aux chevaliers Bayard » (Oui, Catherine van Offelen a le sens de la formule) : « La prudence moderne s’est diluée dans de grandes organisations anonymes : ONU, FMI, Banque Mondiale. A l’étoffe brillante du phronimos succèdent des milliers de costumes-cravate. L’allégeance de tous à la splendeur d’un seul laisse place à la gestion technocratique par une nébuleuse institutionnelle ».

    Dans un entretien récent pour Le Figaro, il lui est demandé si, avec l’intelligence artificielle et les algorithmes, qui vont contrôler nos vies et nos décisions, on peut encore avoir besoin de cette phronesis des Anciens :

    « Les Grecs avaient le phronimos comme flambeau. L’algorithme est la boussole actuelle. Il peint le présent et prévoit l’avenir. Il prétend déchirer le voile de l’incertitude. Mais des évènements échapperont toujours au calcul. L’IA, supercalculateur, tient son pouvoir de l’archivage des données existantes. Or le génie du phronimos, c’est d’inventer l’inédit ».

    Donc, conclusion : « Le phronimos est supérieur à l’IA car il est singulier, ne sait pas tout, doit croire un peu, échapper à lui-même, produire davantage que son intelligence contient, et, comme il peut se tromper, son succès est miraculeux ».

    A l’heure de la sortie de Chat GPT 5, Aristote et la phronesis peuvent peut-être encore nous être utiles alors.

  • MirandaJe lis ICI à propos d’une femme candidate à la Direction d’une entreprise publique que sa candidature n’est pas bien perçue à l’Elysée car elle serait « une manageuse sévère et un brin trop rigide »

    Ce reproche à des femmes manager, on le retrouve souvent.

    Cette autre dirigeante récemment nommée me confiait qu’un des membres du comex dont elle a hérité lui avait avoué qu’il ne supportait pas trop d’être dirigé par une femme, ce qu’il n’avait jamais connu. « Je l’ai viré, pour ne pas me retrouver plus tard avec une plainte pour harcèlement ». Et Vlan !

    Le témoignage d’une coach habituée à ce genre de situations éclaire un peu la question : « les femmes manquent encore de représentation du pouvoir au féminin et ont peu de modèles pour se l’approprier ». Alors, elles pourront avoir tendance à copier celui des hommes, en mieux, ou en pire. Quitte à forcer un peu le côté viril. 

    Bien sûr, évoquer le pouvoir au féminin, c’est aussi rappeler celui de Miranda Priestly, ce personnage incarné par Meryl Streep, dans le film « Le diable s’habille en Prada », une femme brillante et autoritaire qui n’hésite pas à écraser ses subordonnés pour atteindre ses objectifs. C’est ce qu’on appelle le syndrome de la « Queen Bee », la reine des abeilles : une femme qui accède à une position dominante dans un environnement de travail traditionnellement dominé par les hommes aurait tendance à freiner la progression des autres femmes. En fait, aucune étude sérieuse ne valide cette hypothèse.

    En général, ce qualificatif d’« autoritaire » est surtout appliqué aux femmes, dans une intention plutôt négative, alors que l’on dira d’un homme qu’il est « ferme », dans une intention plutôt positive. « Ferme, mais juste » ajoutera-t-on.

    Mais parler d’autoritaire, c’est aussi parler politique et « régime autoritaire ». Dans le baromètre sur l’état de la France réalisé pour le CESE par IPSOS en 2024, il est indiqué que plus de 50% des français interrogés estiment que « seul un pouvoir fort et centralisé peut garantir l’ordre et la sécurité ». Et ce pourcentage est le plus fort dans les jeunes générations de moins de 25 ans ! 

    Finalement on va peut-être redemander des femmes sévères et un brin trop rigides pour exercer les responsabilités.

  • HeJiankui« L’éthique freine l’innovation scientifique et le progrès ».

    Qui a dit ça ?

    On l’a appelé le « docteur Frankenstein chinois », mais son vrai nom c’est He Jiankui. Il est vraiment chinois, et il a passé trois ans en prison en Chine, entre 2019 et 2022.

    Sa faute ? La modification de l’ADN d’embryons humains, en 2018, pour les rendre résistants au VIH (le père était porteur). Cela a donné naissance à trois enfants, dont deux jumelles.

    Le tabou qu’il a transgressé : procéder à des modifications humaines susceptibles de se propager aux générations suivantes.

    Depuis qu’il est sorti de prison, le chercheur est plus déterminé que jamais et veut poursuivre ses activités dans son laboratoire en Chine et au Texas. Il communique abondamment sur X, en blouse blanche, et revendique le Prix Nobel pour tout ce qu’il va permettre, en gros sauver l’humanité et éradiquer toute maladie pour les générations futures. Car il en est convaincu, "L’édition génétique des embryons sera aussi bientôt courante que posséder un iPhone".

    Mais alors, jusqu’où doit ou non aller la science ? Et qui doit fixer les limites ?

    He Jiankui a déjà répondu.

    Un autre domaine est concerné, celui des neurotechnologies, en plein boom.

    Les institutions internationales donnent aussi leur avis, comme l’OCDE et l’Unesco.

    Le Monde consacrait fin juin un dossier au sujet.

    On y voit bien deux approches :

    Celle de l’OCDE est axée sur les entreprises, et la prise en compte de l’éthique dans la conception du produit. Cela vise à encadrer la mise sur le marché des produits (tout ce que l’on va brancher sur le cerveau, ou autres outils). Après, c’est le marché qui décide. Un des gagnants potentiels est Elon Musk, avec sa société Neuralink, qui développe des implants destinés à augmenter les capacités humaines. Il a levé  650 millions de dollars pour créer un nouvel implant. Le premier patient, un jeune paralysé de 29 ans, a déjà témoigné à la presse qu’il était très fier et satisfait car cela lui a permis d’avoir atteint un haut niveau sur le jeu vidéo Super Mario, en jouant par la pensée.

    Ce témoignage a troublé certains scientifiques, considérant qu’on était loin de rétablir certaines fonctions chez des patients souffrant d’un handicap, ou de la maladie de Parkinson, et que cela pouvait jeter le discrédit sur les recherches scientifiques plus sérieuses. Mais le marché a décidé.

    Une deuxième approche est celle de l’Unesco, qui concerne les conséquences de la technologie sur les droits humains fondamentaux, le droit à la dignité, synonyme d’autonomie, d’autodétermination, de liberté de pensée, de confidentialité. Exemple : si les lunettes sont capables de surveiller notre fatigue cérébrale, cela peut être une bonne prévention personnelle ; Mais si cela permet à mon entreprise de me surveiller pour améliorer ma productivité, c’est autre chose. A partir du moment où ces neurotechnologies servent à améliorer ou surveiller la performance humaine au travail et dans l’entreprise, les questions éthiques abordées par l’Unesco entrent dans le débat.

    De ce point de vue, les recommandations de l’Unesco ne concernent pas seulement les neurotechnologies qui enregistrent ou modulent directement l’activité du cerveau, mais aussi toutes les technologies qui tirent des informations d’un enregistrement neuronal indirect, comme le suivi oculaire, la tension artérielle ou le rythme cardiaque. Bien sûr, cela est inoffensif si il s’agit d’aider à sa santé, mais dès que cela va servir à nous contrôler, il y a méfiance, vis-à-vis des entreprises, mais aussi des gouvernements.

    Reste à savoir qui va « réguler » : le bon sens de chaque individu, dans l’ordre spontané du marché, ou la contrainte de l’Etat et des gouvernants, mettant jusqu’en prison les He Jiankui qui veulent sauver l’humanité ?

  • NatureL’idée d’une connexion particulière entre l’Homme et la nature ne date pas d’hier. Déjà, le cosmos, les astres, cette correspondance secrète entre l’homme et les mouvements cosmiques, c’est le fondement de l’astrologie. Et les horoscopes figurent encore aujourd’hui dans de nombreux magazines. Preuve qu’il existe encore du monde pour les lire.

    Mais cette correspondance entre l’homme et la nature, c’est aussi, bien sûr, notre adaptation et transformation en fonction du climat. Les habitants du désert ne vivent pas pareil que les tribus des montagnes ou les peuples des forêts. Les conditions climatiques nous forgent.

    Mais l’évidence aujourd’hui, c’est aussi que nous avons appris à ne plus être complètement soumis aux lois de la nature. Quand il fait trop chaud, on met la clim, quand il fait trop froid on met le chauffage. Quand il fait nuit, on allume la lumière électrique. Comme si nous étions devenus autonomes à l’égard des exigences de la nature, ou presque.

    Mais si la vie quotidienne nous a permis de nous passer de la nature, inversement, la nature a été revalorisée comme une source spéciale pour se retrouver soi-même. C’est ce paradoxe qu’analyse Hartmut Rosa dans sa recherche sur ce qui fait la « résonance » de notre relation au monde.

    Ceci correspond à ce besoin que nous ressentons de « retourner dans la nature », pour se reconnecter et revivre, au grand air, dans la forêt, au bord de la rivière. Mais c’est aussi entreprendre une randonnée en montagne, une traversée en mer, comme pour surmonter une crise existentielle. Cet été sera aussi celui des expéditions et des randonnées pendant ces vacances loin du quotidien du travail et des bureaux climatisés.

    C’est comme vouloir trouver des réponses dans la nature « intacte », qui nous feront entrer en contact avec notre « voix intérieure ».

    Comment ne pas y voir cette correspondance secrète, une « résonance » (voici le mot), entre nature intérieure et nature extérieure. C’est en entendant « l’appel du large » de la nature, et en y cédant, que l’on découvre son identité. Les films, les offres touristiques, les beaux livres, tous nous encouragent dans cette croyance, vantant « l’appel de la montagne », du désert, etc.

    Mais voilà, Hartmut Rosa vient casser le mythe.

    Ah bon ?

    Car cette nature que nous aimons retrouver, elle n’a pas grand-chose à voir avec celle que vit le marin pêcheur ou le montagnard indigène. Elle est une nature que nous aimons aussi reconstituer sur notre balcon avec des pots de fleurs ou dans notre jardin, en mettant un peu de verdure dans notre vie. C’est aussi cette envie de nature reconstituée qui nous fait apprécier les champignons, les oiseaux, les étoiles, le chant des baleines. Sans parler des attraits modernes pour les thérapies naturelles, les essences essentielles, etc.

    La technique aide aussi : « Les skieurs alpins accèdent par des téléphériques ultramodernes à des pistes damées à grand frais et enneigées par des canons à neige qu’ils descendent avec casques, vêtements thermiques, skis et chaussures dont les matériaux ont été conçus par la Nasa et, en même temps, ils ont le sentiment d’entrer en contact immédiat et intense avec la montagne, le vent, le froid, le soleil, la neige et la roche ».

    En fait, cette « nature » ainsi domestiquée fait l’objet de ce que Hartmut Rosa appelle « une appropriation techno-productiviste » qui, in fine, ne « résonne » plus du tout. A partir du moment où nous pouvons déterminer nous-mêmes comment nous voulons être et comment la nature doit être pour nous satisfaire, la nature, la vraie, n’a plus rien à nous dire.

    Voilà l’origine de « la grande angoisse écologique de la modernité » : la menace de voir la nature se réduire au silence. D’où l’appel collectif des écologistes à entendre la nature nous parler à nouveau, qu’elle fasse réentendre sa voix. Comme si la nature nous avait punis de l’avoir « détruite » en ne nous parlant plus. Mais, en fait, c’est nous qui avons tout fait pour ne plus l’entendre. C’est notre action sur l’environnement qui manifeste un rapport muet au monde.

    La culture moderne oscille finalement entre deux rapports opposés à la nature : D’une part, la domination sur le plan pratique qui permet la maîtrise intellectuelle, la transformation technique, l’exploitation économique, de la nature envisagée comme ressource ; Et d’autre part, la recherche dans la nature d’une sphère primordiale de résonance. C’est ce deuxième rapport qui est recherché dans des moments « extraquotidiens », après la journée de travail, le dimanche, et pendant les vacances, tous ces moments où « nous vivons des moments idéalisés d’affection passive » : « Nous éprouvons la nature comme une surface de projection et d’inspiration donnant corps au sentiment du beau et, surtout, du sublime, sans établir avec elle un rapport de confrontation responsive ».

    Dans ce rapport, l’on cherche à contrôler la nature, à « vaincre les montagnes », « franchir les mers à la nage », traverser les déserts », « triompher des pistes », dans une approche instrumentale, qui empêche exactement toute « résonance ».

    Le rapport à la nature passe de « l’exploitation productiviste » à la « réception esthético-contemplative », sans vraie conciliation possible.

    Mais elle reste la plupart du temps muette.

  • DressingDans notre relation au monde, il y a « résonance », selon Hartmut Rosa qui consacre un opus au sujet, et dont j’ai parlé ICI et ICI, quand il y a une « corde vibrante » qui marche dans les deux sens entre moi et le monde.

    Et ce qui fait que ça « vibre » passe par un intermédiaire que Hartmut Rosa appelle « axe de résonance ».

    Cet intermédiaire peut être une autre personne (je vibre dans ma relation à l’autre, avec ma famille, mes amis), c’est l’axe de résonance horizontal. Cela peut être aussi une inspiration (par exemple la religion), c’est l’axe de résonance vertical. Quant à « l’axe diagonal », c’est celui qui passe par les objets : ce sont des objets avec lesquels nous avons une relation de résonance : ce pullover que nous portons souvent, notre ordinateur, notre mobylette. Ce sont ces objets qui entrent en nous et nous transforment.

    Mais cette relation aux objets peut aussi faire l’objet d’un dérèglement, caractéristique de l’époque moderne : « Un monde marqué par le remplacement incessant et accéléré des surfaces matérielles (sols et papiers peints, cuisines et salles de bain, vêtements et outils, véhicules et médias) nous contraint véritablement à nous rendre étrangers aux choses : les choses ne doivent pas nous toucher, sans quoi nous ne pourrions plus les jeter ni les changer, et elles ne parviennent plus à nous toucher, car nous n’avons plus suffisamment de temps pour les assimiler – surtout quand ces « objets aimés » sont des appareils de haute technologie que nous n’arrivons pas à maîtriser tout à fait ».

    Ces remarques résonnent particulièrement, c’est le cas de le dire, en constatant aujourd’hui la furie des achats de vêtements de la « fast fashion » : Une étude récente a montré que les achats neufs de vêtements, chaussures, linges de maison, ont atteint un record en France en 2024, avec en moyenne 42 articles d’habillement par personne.

    L’Assemblée Nationale a même consacré un rapport à ce phénomène, pour apporter des réponses législatives afin de freiner ce qui est appelé « l’obsolescence émotionnelle » (on estime qu’un tiers seulement des vêtements en fin de vie le sont compte tenu de leur usure ou de leur détérioration).

    Ce phénomène, c’est aussi ce qui distingue l’achat de la consommation en tant que telle. Ce qui résonne pour moi avec un objet, une paire de skis, ou une planche de surf, c’est de m’en servir, de sentir la neige, de vivre la vitesse sur la planche de surf. Mais l’acte d’achat tout seul, ce n’est pas exactement la même chose. Or, on constate que, dans nos sociétés d’abondance, on achète chaque année toujours plus de livres, de supports musicaux, de raquettes de tennis et de pianos, mais on les lit, les écoute, s’en sert et en joue de moins en mois.

    Alors que l’acquisition de marchandises peut nous griser, en promettant une amélioration de notre qualité de vie par la perspective d’étendre notre accès au monde (explorer la mer par la planche de surf, de braver la neige et les montagnes avec les skis), elle est aussi le signe d’une relation muette au monde : « Cette volonté de disposer des choses et de les dominer finit, lorsqu’elle devient un absolu, par ruiner la possibilité même de leur donner la parole. Certes, nous disposons des marchandises et des possibilités qu’elles nous ouvrent, mais elles ne nous répondent pas ».

    Il y a dans l’achat une « promesse de résonance », qui nous fait espérer nous approprier un fragment du monde, et une forme intense de relation au monde. Mais cette promesse est déçue, car elle ne garantit aucune « assimilation ». C’est seulement la vague, et non l’achat de la planche de surf elle-même, qui procurera (et pas toujours) cette « assimilation ».

    C’est le contact qui fait la résonance.

    Pourrons nous sortir du monde muet en achetant moins et en consommant plus ?

    Où seront nos madeleines de Proust demain ?