Qu’est-ce qui permet de manager correctement ? Les tableaux de bord, ou le contact permanent avec le « terrain » (l’usine, les travailleurs, les vrais, l’atelier, les chantiers) ?
C’est le dilemme du dirigeant d’une entreprise de main d’œuvre, où le « terrain » en question est assez loin des bureaux du Siège à Paris, entre cadres dirigeants plus près des tableaux de bord.
Alors, pour éviter les discussions de tableaux de bord, et les échanges trop intellectuels, les membres du Comité de Direction sont invités à faire des « tournées » sur ce terrain, à être attentifs à ce qui se passe vraiment, aux incidents, et dysfonctionnements. Certains appelleront ça des « anecdotes », terme péjoratif à leurs yeux, pour pouvoir retourner à ces chers tableaux de bord.
Cette contradiction entre le travail manuel, industriel, et le travail intellectuel (le « travail de bureau » diront certains) est bien cerné dans le livre populaire de Matthew B. Crawford, « Eloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail ».
Il consacre justement un chapitre à ce qu’il appelle « Les contradictions du travail de bureau ».
Prenons la relation entre un mécanicien ajusteur et son contremaître : » L’ajusteur accomplit son travail et laisse son supérieur hiérarchique juger du résultat. Supposons que ce dernier tire son micromètre de sa poche et entreprenne de vérifier si la pièce fabriquée est aux normes. Si ce n’est pas le cas, le contremaître communique son irritation à son subordonné en lui jetant un regard mauvais ou en le traitant de noms d’oiseaux. Il se peut que l’ajusteur n’ait pas bien lu le graphique, ou bien qu’il n’ait pas positionné correctement la pièce dans la machine-outil, ou encore qu’il ait dévié du tracé au moment de la découpe; ou peut-être qu’il ne sait tout simplement pas utiliser son propre micromètre. Quoi qu’il en soit, la pièce défectueuse est maintenant posée sur un banc entre les deux hommes, et il est probable qu’elle constitue le point focal de leur conversation ».
Rien à voir avec le travail du manager vis-à-vis de ses subordonnés et des collaborateurs de l’entreprise. Il est dans une relation plus « immatérielle », comme un « ingénieur des âmes humaines ».
Dans ce cas, le manager devient une espèce de thérapeute.
« Le manager est constamment invité à manifester sa profonde sollicitude personnelle à l’égard des ses subordonnés (to care) et à leur faire miroiter la possibilité d’une expérience de « transformation personnelle, il n’est plus un patron mais un mélange de thérapeute et de gourou ».
C’est ainsi que pour Matthew B. Crawford, « le travail de bureau requiert un type de subjectivité adaptée au travail en équipe et reposant sur des habitudes de flexibilité partagée plutôt que sur la force du caractère individuel ».
Il est vrai que dans une équipe de bureaux qui développent un produit, entre ceux qui font le design, ceux du Marketing, ceux du pricing, ceux de la distribution, etc, si le produit ne marche pas, on aura du mal à identifier qui, précisément, est la cause de l’échec. Ce sera plutôt une responsabilité collective, ou pire, la faute à personne.
C’est ainsi qu’une bonne partie du travail du manager consistera à « interpréter et réinterpréter des évènements qui définissent une réalité au sein de laquelle il est difficile d’attribuer la faute de quoi que ce soit à qui que ce soit, et surtout pas à soi-même ». Voilà une situation qui stimule une fonction importante du manager : « L’art de parler pour ne rien dire ».
C’est pourquoi l’art du management diffère de celui du contremaître et des responsables de terrain. Matthew B. Crawford enfonce le clou :
« La préoccupation prioritaire du management est le maintien du consensus et la prévention des conflits, et tout le monde se sent dès lors obligé de marcher sur des œufs. A partir du moment où vous ne pouvez pas faire appel au verdict du fil à plomb, les ateliers de formation aux relations humaines deviennent une nécessité ».
Pour arriver à vivre ces dilemmes, il n’est peut-être pas si mal de sortir des tableaux de bord, et de faire ces « tournées ». Et de se mettre parfois à la place des contremaîtres qui ne fonctionnent pas comme les managers du travail de bureau.



J’ai déjà parlé
Le langage courant trahit aussi des tendances de fond dans la société.
Pour l’entrepreneur, l’ambitieux, le risque, prendre des risques, oser, c’est le secret de l’audace et de la réussite.